Ta mère n'avait jamais pris le temps de t'enseigner les préceptes de la politesse. Il n'empêche que ça ne t'avais pas empêché de finir par les connaître par cœur. La politesse était un ensemble de règles et de codes simples qui donnait un cadre et une ligne de conduite claire. Tu aimais la politesse, car elle te disait spécifiquement comment agir et comment te faire bien voir. Et c'est parce que tu l'aimes tant, la politesse, que tu songes très sérieusement à traîner Hermes Express en justice. La bouteille de Saké que tu avais commandé n'était pas arrivée à temps. Tu as une sainte horreur d'arrivé les mains vides chez les gens. Tendu, tu t'étais battu avec le service client jusqu'à imposer ton statut d'ambassadeur et aller chercher toi-même ton achat dans l’entrepôt de Nausikaa.

Maintenant, tu étais en retard. Du moins, tu allais l'être. En jetant un œil à ton téléphone, tu estimais que c'est vers 10h10 que tu arriverais à sa porte. Tu accélères, te sers de ta lévitation avec laquelle tu es de plus en plus à l'aise pour survoler quelques bâtiments et t'épargner les axes fréquentés. Tu arrives devant son bâtiment. Tu sens la fatigue peser et pries pour que l'ascenseur soit réparé. C'est le cas. Un soupir de soulagement et tu franchis les portes de la cabine pour appuyer sur le bouton du sixième. 10h09. Tu passes la porte, appuie sur la sonnette. Tu tires la tête de quelqu'un de contrarié. En retard de neuf minutes pour un service infoutu de te livrer en moins de 48h une denrée rare et coûteuse. Lorsqu'il ouvre la porte, on pourrait croire que tu vas l'engueuler lui.

— Je suis en retard.

Tu fronces les sourcils, lui tend le petit sac blanc et finement décoré dans lequel se cache la bouteille de saké.

— J'ai eu un contre-temps, je suis navré.

Tu le regardes, mets quelques secondes à comprendre que tu en as oublié la politesse. Tu te racles la gorge.

— Bonjour, Leslie.

Il ne t'en tient pas rigueur. Tu pourrais te rappeler qu'en général, la seule personne qui s'offusque de tes retards c'est toi, mais tu n'es jamais aussi aveugle que face à l'indulgence que tu te dois. Tu attends qu'il se décale pour faire un pas dans l'appartement. Toujours les mêmes figurines, les mêmes murs chaleureux. La première fois tu n'avais pas pris vraiment le temps alors tu ne t'en étais pas rendu compte mais, dans cette maison, il y a ce sentiment de vivant. Il y a de la vie ici. Ce n'est ni impersonnel, ni vide... contrairement à chez toi. Ton regard croise son sourire impertinent auquel tu réponds. Tu te détends presque tout de suite, hausses les épaules.

— Et vous ?

Tu penses qu'il te sous-estime (à raison), seulement dans ton sac il y a la switch que tu as piqué à une de tes demi-sœurs au camp des sangs-mêlés. Elle avait cru que tu lui confisquais, puis que tu te moquais d'elle quand, très sérieusement, tu lui avais expliqué la raison derrière cet emprunt. Elle avait dit : "Bah ça alors, en fait t'es vraiment devenu fou là-bas frangin". Tu avais haussé les épaules. Peut-être. Vous l'êtes tout un peu après tout.

Tu cherches où poser ta veste quand Leslie crie. Tu le regardes sans comprendre.

— Moi ?

Tu fronces les sourcils, il rigole et tu ne comprends pas pourquoi.

— Quoi, moi ? Qui y-a-t-il ?

Tu avises ton présent et te fais la réflexion qu'il était peut-être disproportionnée pour l'occasion.

— Je ne savais pas quoi vous offrir, je n'y connais rien à tout ça.

Tu désignes la pièce d'un geste de la main. Tu ne connais strictement rien à cet univers d'animé et de jeu vidéo. Ta pop culture se résume à la dernière saison de Grey's Anatomy et à la dernière série documentaire sur l’émergence du jazz en 1920.

— Nous avions parlé de Sake, c'est peut-être un présent ridicule néanmoins vous n'avez pas idée des efforts que j'ai dû faire pour avoir cette bouteille à temps.

Il pourrait te dire merci au lieu de se moquer. T'as encore le visage du travailleur d'Hermes Express en tête, avec son roulement d'yeux exaspéré. Il t'avait traité de taré psychorigide. Tu lui avais répondu qu'il ne savait probablement ce que ça voulait vraiment dire.

Tu grommelles dans ta barbe, un peu vexé. Si le cadeau était arrivé à temps sans doute que tu l'aurais moins pris personnellement. Mais tu détestes les contre-temps, détestes l'imprévu. Cette matinée avait mis à mal l'idée précise que tu t'étais faite du programme à venir, aussi tu encaissais mal que ton cadeau puisse être mal venu ou fou. Tu t'étais donné trop de mal pour l'avoir. Tu détournes le regard, range tes mains dans le bas de ton dos, la droiture protocolaire comme armure face à la gêne.

— Je ne savais pas quoi vous offrir, c'est impoli d'arriver les mains vides.

Tu radotes, la mâchoire serrée.

Leslie se déplace à la cuisine pour sortir deux verres et inaugurée la bouteille. Tu glisses un regard discret vers lui pour observer ses réactions. Il hume, semble apprécier l'odeur. Ah ! T'espères bien ! Avec tout le mal que tu t'es donné. Oui. Tu radotes. Tu n'as de cesse de radoter. Tu t'approches pour te joindre à lui, te saisis du verre, que tu prends la peine de sentir avant de boire. Il trinque à la défaite, audacieux et compétiteur tu répliques immédiatement.

— Soyez certain que vous en essuierez une avant que je ne parte.

Tu refuses de perdre, car tu es mauvais perdant. Tu avales le contenu de ton verre. Tu connais le vin, mais trop peu le saké. Tu ne saurais dire s'il est bon, ton seul critère de choix avait été le prix et les commentaires rattachés à la fiche de l'article. Tu te fis donc entièrement à sa réaction. Et, elle a l'air d'être plutôt bonne.

— Bien.

Tu restes neutre en dépit de tes épaules qui s'affaissent légèrement.
Vous rejoignez ensuite le canapé. Tu viens te poser dessus, ne sachant trop où te mettre et comment. Tu as l'air aussi droit qu'un jeune demandeur d'emploi à son premier entretient. Lorsqu'il te tend la manette, tu regardes la switch, stupéfait.

— Vous venez de démonter votre console ?

Tu y avais joué en mode portable tout du long. Ta petite sœur n'avait pas pris la peine de t'expliquer qu'on pouvait aussi y jouer sur la télé. Tu clignes des yeux, perturbé que ce ne soit pas comme tu l'avais imaginé. Devant toi, l'écran s'affiche. Tu fronces les sourcils.

— Ne prenez pas le petit bonhomme rouge avec le masque blanc. C'est lui que je joue.

Tu ne connais pas le prénom des personnages et tu avais eu un mal fou à choisir, trouvant aux personnages un air simplet.

— 150 cc ? Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous choisissez là ?

L'impression qu'on t'arnaque, tu n'as pas pris le temps de découvrir les autres modes, tu as joué au premier qui te passait sous la main. Au choix des cartes, tu prends deux longues minutes pour choisir le kart le plus équilibré et raccord possible. Tu jettes un œil aux statistiques t'as l'air aussi sérieux que si tu jouais à un jeu de stratégie. Tu jettes de temps à autre un regard sur ta manette pour vérifier le placement des touches.

— Ne vous moquez pas. Je sens votre sourire d'ici.

Tu fronces les sourcils, crispé sur la manette. Diantre, ce minet sait exactement quoi te dire pour faire ressortir le monstre d'ego et de compétitivité que tu es. Tu souffles du nez, méprisant au possible.

— Ne dites pas n'importe quoi.

Hors de question qu'il gagne. Tu ne repartiras pas d'ici sans lui avoir arraché au moins une victoire. Mais ta première tentative est un échec. Lui slalome aisément sur le parcours, toi la vitesse te surprend. Tout va beaucoup plus vite que lorsque tu as joué dans ton coin. Tu te prends les murs, dérapes dans le vide. Tu finis à la dixième place, la mâchoire serrée.

— Encore.

Hors de question de rester sur une humiliation.
La seconde tentative n'est pas mieux. La troisième également. Pendant une heure vous enchaînez les stages sans une minute de repos car tu ne vous en laisses pas. Au fur et à mesure des courses, tu progresses. Tu grappilles des places, te fait plus à l'aise quand bien même on pourrait croire que la manette va se briser tant tu appuies fort sur les touches et la tien fermement entre tes mains. Finalement, c'est au bout d'une heure, le dos si tendu qu'il en est douloureux, que tu lui arraches sur le fil la victoire. Tu regardes sans trop le croire l'écran. Pendant de longues secondes tu as l'air sincèrement surpris, puis tu te laisses aller contre le canapé.

— Pourquoi ? Vous ne voulez pas finir sur une défaite ?

Tu as pourtant perdu au moins vingt fois mais ça ne t'empêche pas de tourner la tête vers lui et de le narguer d'un petit rictus victorieux.

— Je vous avais prévenu.

Tu apprends vite. Tu apprends bien. À être depuis une heure au maximum de ta concentration tu as chaud et faim. Tu tires sur ta cravate d'un doigt pour le desserrer un peu.

— Pourrais-je avoir un verre d'eau s'il vous plaît ?

Tu poses la manette étire un peu ton dos. Tu te lèves, avises la fenêtre à côté de la cuisine.

— Ça vous dérange si je fume ?

Dans le doute tu préfères demander. Tu sors de ta poche ton paquet de cigarette pour en sortir une et te poster à la fenêtre. Tirer dessus et sentir la fumée envahir ta bouche te font détendre tes muscles.

— Vous jouez beaucoup ?

Quelque part, la situation est un peu lunaire. Toi chez un quasi-inconnu à samedi matin, à fumer une clope après une 1h à avoir joué à Mario Kart. Tu te dis que si Lazare entendait ça, il s'étoufferait. Tu sors de ton personnage. Étrangement, ce n'est pas si désagréable. Tes yeux passent de lui à la rue, de la rue à lui. Tu gardes la fumée en bouche, l'expires doucement avant de te tourner vers lui. Tu souris.

— Moi, non.

Tu as ce petit sourire en coin, un brin canaille. Tu expires une nouvelle bouffée de fumée avant de délaisser quelques secondes ta cigarette pour aller récupérer le verre d'eau sur la table.

— Chez moi ? Vous allez être déçu, je ne joue pas au jeu vidéo, déjà.

Tu descends une gorgée, tu ne t'étais pas rendu compte d'à quel point tu avais soif avant d'avoir senti le liquide contre ta bouche. Tu le vides finalement d'une traite avant de lui en redemander un autre.

— Je gère ma fratrie et je cuisine essentiellement. Pour le reste cela dépend. J'ai malheureusement peu de temps à moi.

Tu es chef de famille. Et pas de la plus calme. Entre les excès des uns et des autres tu te dois d'être le plus raisonnable. Il faut un socle solide pour que le reste tienne. C'est ton fardeau. Le chef de fratrie de Dionysos ne doit pas se laisser aller à la folie.

En le regard, tu constates craindre de voir de la déception. Tu as trop vu cette moue sur les visages des gens qui apprenaient à te connaître. La moue du "oh, le gars ennuyeux". Tu retournes à la fenêtre tire sur ta clope.

— Enfin, j'ai quelques passions. Le jazz, le sport, j'aime bien, hm, avoir un épisode de grey's anatomy pendant que je prépare mon repas.

Tu te tournes vers l'intérieur de l'appartement. Ton regard se pose sur les figurines sur les étagères.

— La switch vient d'une de mes demi-sœurs. Ils sont beaucoup dans ma fratrie à aimer les mêmes choses que vous. Vous jouez à quoi d'autre ?

Sincèrement, tu peines à répondre. Tu énumères ce que tu fais, mais il y a trop de choses que tu t'imposes, tant et si bien que tu ne sais pas, au final, si tu les aimes ou non. C'est que ta vie n'est que travail, que devoir. Tu prends conscience qu'en 31 ans d’existence tu ne t'étais pas donné le temps d'apprendre quels étaient tes goûts. Tu fronces les sourcils, comme confus face à cette réalisation.

— Hm, je crois.

Avec Diane, tu avais pris l'habitude de faire certaines choses, mais là aussi tu ne sais pas tu aimes. Tu aimes le moment, la routine, le fait de partager avec elle. Mais toi, personnellement, dans ton individualité, est-ce que tu aimes ? Probablement que non. Merde, c'est assez déroutant à encaisser. Alors tu t'accroches à ce que lui peut dire. Il joue. Beaucoup. À beaucoup de jeu. Tu le regardes en haussant les sourcils, tu ne comprends pas pourquoi il prend le temps d'y mettre autant de forme.

— Vous me montrez ?

Sortie avant que tu ne réfléchisses, en quête de te faire curieux et de t'éloigner de cette sensation grandissante que Bellamy de Lioncourt n'est en réalité rien d'autre qu'un gars ennuyant.

Tu écrases ta clope pour aller plus en avant dans le salon. Tu t'attardes devant une étagère remplie de figurines et de mangas. Tu lui demandes la permission du regard avant d'oser en prendre un. Sa réflexion sur les Dionysos te fait rire.

— Oh non, je ne vous conseille pas.

Tu feuillettes distraitement, tu dois avoir que le dessin est accrocheur, il y a une technique et un lourd travaille derrière ces planches, plus que ce que tu n'aurais cru pour un genre littéraire que tu as toujours considéré avec une certaine condescendance.

— En général, nous finissons mal. Ce n'est jamais un bon présage d'être un enfant du dieu de la folie et des excès.

Tu songes, d'humeur plus sombre, à tes demi-frères et sœurs. Tu sais à quel point, plus que tout les autres, vous jouez les funambules sur la corde raide de l'équilibre. C'est pour ça que tu dois être parfait, tu dois les préserver d'eux-mêmes. C'est ton rôle. Tu glisses tes doigts, pensif, sur une page.

— C'est une impressionnante collection.

Il y a quelque chose, chez lui, qui attise ta curiosité. Il a de l'espièglerie dans le regard, mais elle est mesurée, maline. Il émane de lui cette sensation étrange d'un chaos sous contrôle. Tu poses ton regard sur lui, muet et impassible. Tu songes qu'il se rapproche, tu songes que tu as beaucoup parlé avec ce qui n'est qu'un simple livreur. Et tu songes, enfin, en le voyant lever innocemment les yeux vers toi, que sa compagnie n'est pas désagréable. Leslie n'est, pour le moment, pas insupportable.

— Pourquoi ? Vous voulez vous prendre une nouvelle raclée ?

Tu souffles du nez, satisfait de ta provocation. Tu fermes le manga et le reposes avec délicatesse à sa juste place. Tu te tournes vers lui.

— Je n'avais pas prévu de m'attarder aussi longtemps.

Tu as toujours du travail à faire, toujours des demi-frères et sœurs à surveiller. Tu et tu dois voir Diane. Tu n'aimes pas l'idée de ne pas être là pour elle. C'est ton devoir. Mais tu considères Leslie, le canapé non loin, la chaleur de cet appartement.

— Mais ça ne me coûte rien de rester encore un peu, je suppose.

Tu sembles hésiter. Tu ne sais pas si tu as le droit de dire ceci. Ça sonnera sans doute un peu condescendant, mais tu n'as jamais été très doué pour tempérer en dehors des conseils. Les mains sagement jointes dans le dos tu balayes la pièce du regard avant de revenir sur lui.

— Pour être tout à fait honnête, je suis agréablement surpris pour le moment. Voilà une heure que nous conversons et vous ne m'apparaissez pas comme insupportable, c'est bien plus que pour la majorité des gens.

Tu laisses quelques secondes passé avant de souffler.

— C'est une bonne chose que vous ne soyez pas un enfant de Dionysos.

Tu glisses un sourire avant de le dépasser.

— Si c'était le cas, vous auriez fini par le devenir. Insupportable.

— Comme dit, ça ne me coûte de rien de rester un peu plus longtemps.

Plus tu te tiens de cet appartement plus tu considères qu'il n'est pas un mal de t'attarder. Ce qui t'attend c'est de la paperasse, des problèmes, du travail. Voilà peut-être des mois que tu ne t'étais pas accordé de pause. Et à ta grande surprise, sa présence ne t’agace pas. Tu souffles du nez, un brin amusé de le voir se jeter sur son canapé. Tu l'y rejoins non sans prendre le temps de t'asseoir pour ménager au maximum ta jambe.

— Vous êtes drôle.

Tu avoues que tu ne t'y attendais pas. Les gens t'ennuient, te frustrent, t'agace, mais ne t'amusent pas.

— Ce qui m’amène à sérieusement me demander pourquoi êtes vous si heureux de me voir rester.

Tu tournes la tête vers lui pour lâcher un un brin de malice.

— Serais-je plus agréable que vous l'aviez imaginé ?

Tu n'arrives pas à comprendre, vos univers semblent à des kilomètres l'un de l'autre et pourtant tu n'as pas l'impression que ta compagnie lui ai déplaisante.

— Vous êtes insupportables alors ?

Ton regard s'écarquille brusquement alors que tu gagnes enfin le canapé. Tu ne le regardes pas, garde le silence. Qu'il se pose la question est légitime, ton enlèvement a fait grand bruit. Tu songes en silence, tant et si bien que tu le laisse se stresser tout seul. Une main sur ta cuisses, tu peux presque entendre les bruits des combats, sentir la chère se déchirer sous l'attaque de Cerbère. Ton majeur manquant sous les yeux, alors que rien ne t'y pressentait, tu parles.

— Cela a eu lieu durant ma fuite.

Tu fermes brièvement les yeux, contracte tes doigts contre le tissu de ton pantalon.

— J'étais attaché, quelque part, je ne sais plus vraiment où. L'Hydre et d'autres monstres m'ont torturés. Ils m'ont pris un doigt, ils m'ont fait voir des choses. À un moment, l'Hydre s'est absenté et je me suis rendu compte que mes liens étaient dénoué. Je me suis enfui et quand j'ai envie réussi à sortir, je suis tombé nez à nez avec une des équipes de secours.

Tu tapotes ta jambe.

— C'est Cerbère qui m'a fait ça.

Tu le vois lui, mais tu vois surtout Duke. Tu vois son sourire, dans certain moment de fatigue, tu sens encore sa bouche contre ton doigt manquant. Tu déglutis.

— Les monstres sont dangereux et nous n'avons aucun moyen de les battre. Il reviennent, toujours.

Tu tournes la tête vers lui.

— C'est pour ça que Nausikaa est aussi importante, c'est le seul endroit sur terre où nous ne sommes pas des proies.

Tu le regarde sérieusement, puis tu souris avant de secouer la tête.

— Pas autant que certains de mes frères.

— Pour ça, oui.

Parce que tu en as assez, Bellamy, d'être dépossédé de ta sécurité et de ta paix au motif que vos parents sont éternels. Parce que tu en as assez de naviguer dans une demi-existence qui ne t'appartient jamais réellement. Parce que tu en as assez de collectionner autour de toi les histoires tragiques d'enfants séparés de leur famille et condamnés à fuir un danger. Et puisque les dieux ne clament pas votre amour pour que lorsque vous mourrez, alors tu clames le tien pour ta race de leur vivant à tous et bâtiras un monde où aucun d'entre vous n'aura à faire de la peur une seconde nature. Mais ça, c'est un discours engagé qui n'a peut-être pas sa place un samedi matin.

— Navré, ce n'est pas un récit facile à entendre.

Pourtant il l'a demandé mais tu as la délicatesse de ne pas le lui faire remarquer. Surprenant.
Tu détournes un peu le regard, conscient d'avoir peut-être mis mal à l'aise mais ne comprenant pas pourquoi tu devrais t'en tenir rigueur étant donné que tu n'as fait que répondre à une question qu'il avait lui-même posé. T'en étais a chercher une distraction pour dévier la conversation lorsqu'il t'appelle. Entendre ton prénom dans sa bouche te fait... Bizarre. Ce n'est peut-être pas la première fois, c'est en revanche la première fois que tu le remarques. Le regard qu'il lève sur toi renforce cette impression. Tu n'oses pas parler, lorsque tu es en terrain inconnu tu préfères toujours laisser à l'autre l'initiative pour mieux contrer. Tu te sens un peu troubler, a le voir hésiter comme ça. Tu t'impatientes qu'il parle, dise ce qu'il a a dire. Puis il ouvre la bouche et tu restes interdit une seconde avant de relâcher tes épaules.

— Ma foi, oui.

Tu pousses sur tes jambes pour te lever.

— Je suppose que vous aussi. Montrez-moi ce que vous avez.

Tu jettes un œil à l'horloge sur le mur, glisse dans un sourire.

— Exploit, vous allez me garder ici encore une heure au moins.

La cuisine de Leslie est plus petite que la tienne mais tu notes qu'elle est bien agencée. Comme à chaque fois que tu penses manger, tu penses cuisine. Tu ne t'attendais pas à voir une pizza surgelée de sortie. Ton regard passe de Leslie au carton et du carton a Leslie.

— Je n'en ai jamais mangé.

Tu hausses les épaules.

— Quoi ?

— Oh.

Tu le considères quelques secondes, le sourcil levé. L'enchaînement te fait réagir, surtout rire, en fait. Leslie a un franc parlé qui te plaît. Tu croises les bras contre ta poitrine, t'appuies contre le plan de travail en penchant négligemment ta tête sur le côté, un brin de malice dans tes traits.

— Mais je pensais que vous vouliez que je reste.

Tu attends quelques secondes avant de sourire. Tu n'as vraiment envie de sortir. Pour une raison qui t'échappe, tu n'as pas envie d'être vu, tu n'as pas envie de la foule, des gens dehors. Ici c'est calme, tu commences à te sentir un brin détendu. Dehors il faudrait être l'ambassadeur, le fils de Dionysos de nouveau.

— À choisir je préfère commander.

Tu poses une main sur son rainphone pour sortir le tien.

— Mais je refuse de me faire inviter, ce n'était pas prévu, vous n'avez pas à payer ma part.

Tu assumes ses revenus bien plus modestes que les tiens. Tu assumes donc que la charge financière est pour toi.

— Pizza, donc.

Tu commandes au resto italien chic que tu fréquentes où tout est frais, chère, mais outrageusement bon. Le demi-dieu qui le tient Italien par sa mère, te semble-t-il.

— Choisissez.

Un peu déconnecté, tu ne réalises pas vraiment la différence de prix. En ce qui concerne ton alimentation, tu n'as jamais été radin. Tu attends qu'il choisisse pour choisir la tienne à ton tour. Une fois commandé tu lui informes que la commande est en cours de préparation avant de le regarder.

— Vous appréciez ma compagnie ?

Question innocente sans l'être.

Ton rainphone vibre dans ta main, une nouvelle notification de l'application qui confirme la préparation de ta commande. Mais tu ne regardes pas ton écran, ne portes d'ailleurs guerre d'attention à ton téléphone. Tu le regardes lui. Oui, qu'il dit. L'espace d'une seconde tu te cherches à comprendre le pourquoi de ta question. Tu détournes légèrement le regard pour observer la pièce devant toi.

— Tant mieux.

Et il te renvoie, légitimement, la pareille. Et toi ? Est-ce que tu apprécies sa compagnie ? Tu tournes la tête vers lui, pour toi ni haussement d'épaule, ni syllabes hachurées.

— Oui.

C'est franc et direct. Tu regard reviens se porter sur la pièce.

— Ça faisait des années que je n'avais pas passé un moment aussi simple. C'est une pause bienvenue.

Tu passes une main dans ta nuque pour la masser, ta nature tendue vient toujours malmener tes articulations.

— Je n'attendais pas grand chose de cette sortie, au final je suis content d'être venu.

Tu regardes rapidement l'application.

— Hm, la commande n'arrives que d'ici une vingtaine de minutes. Vous voulez rejouer ?